À LA VILLA CAMELINE

MICHEL GATHIER 2015

Voir ou regarder engagent le spectateur dans un rapport trouble quant à sa passivité supposée ou sa conscience de l’acte mental qui l’implique dans un dispositif critique entre ce que est réfléchi dans l’espace, la source qui diffuse la lumière, et l’iris de l’œil qui la reçoit.
Emmanuelle Negre s’empare du cinéma comme medium et dissèque cet espace entre l’écran et le projecteur en mettant en parenthèse ces supports pour explorer l’autonomie de la lumière à l’instant où une fiction la traverse. Le champ filmique, dans son continuum, est un temps qui se matérialise non seulement par son flux lumineux mais également par les résidus de fiction qui le parcourent. Car il n’a pas de temps ou d’image sans narration et tout apprentissage du réel, parce qu’il renvoie nécessairement à une culture et à une conscience, devient  une expérience périlleuse que seule l’analyse du flux lumineux nous permet de mesurer.

Le cinéma fabrique du mythe. Culturellement marqué, il nous aveugle, refoule ce qui se trame entre le projecteur et l’écran. Aussi est-il nécessaire de s’abstraire du récit, de ses constituants, et du mécanisme mis en œuvre entre la source lumineuse et celui qui qui la reçoit. C’est dans cet interstice que se joue l’expérience optique d’Emmanuelle Negre. Ici s’insinue l’immatériel que l’artiste sculpte par des jeux de miroirs, des filtres et tant d’autres subtils dispositifs qui nous permettent d’appréhender le jeu de déformations, de réfraction, de recompositions qui influent sur le narratif avant même qu’il ne se formule. Cette lumière là est en soi un artifice qui anticipe la fiction, la modèle, et à son dépens, la charge de sens. Cet immatériel est paradoxalement un signifiant matériel.
Emmanuel Negre, littéralement, nous donne à « réfléchir » sur ce que nous croyons voir. Elle nous permet de comprendre comment les torsions, les ruses, les multiples facettes de cette lumière, sont des leurres qui nous éclairent. Une définition possible de l’art ?

 

FICTIONS EXPÉRIMENTALES
DORK ZABUNYAN 2019

 

Malgré la diversité de ses formats, de ses matériaux ou encore de ses durées – films, installations, performances, ciné-concerts… – l’œuvre protéiforme d’Emmanuelle Nègre possède une logique souterraine qui ausculte sans relâche le statut des images en mouvement, que celles-ci appartiennent à la grande histoire des arts ou soient issues du monde hétérogène des anonymes. Si l’artiste s’empare ainsi du panthéon du cinéma, par exemple Alfred Hitchcock dans Remake (2013) ou Stanley Kubrick avec Slit Cam (2016), elle s’approprie par ailleurs des archives vernaculaires dont l’origine nous demeure le plus souvent inconnue, comme Unwind (2010), juxtaposition de panoramiques tournés par un cameraman sans nom en Norvège, ou encore Unknown Portrait (2008), titre révélateur d’un film Super 8, repris en numérique, et qui interroge le défilement de l’image aussi bien que notre capacité à fabuler l’histoire d’une femme dont nous percevons le visage, mais dont nous ne savons rien.

C’est là un point sur lequel il convient d’insister, car la tentation est grande de rabattre les travaux d’Emmanuelle Nègre sur le seul versant d’un cinéma qui se dit « expérimental ». De fait, même parmi ses réalisations qui semblent se rattacher à ce genre filmique, comme Collage (2009) où la matérialité d’une bobine 16mm indéterminée est explorée dans ses bords comme dans ses interstices, on remarque que la fiction pointe, même de façon embryonnaire : un fragment de nez, un menton, un élément de front y surgissent, et par ce surgissement éveille l’imagination du spectateur, ouvrant sur une temporalité fictionnelle qui dépasse la seule durée du film. Que la dimension narrative du cinéma soit questionnée comme telle, c’est ce que montre autrement Pre-sold-titles (2014). Observables dans des caissons lumineux, ces « impressions » se présentent comme une « superposition de titres issus de bandes-annonces de [différents] films d’un même héros » (Tarzan, Frankenstein, Dracula…) comme le précise l’artiste, ce qui est pour elle une manière de sonder ces « valeurs sûres » de la production mainstream, ces films de héros ou de super-héros qui suscitent « un engouement tout particulier pour certaines narrations/fictions ». La sédimentation des titres dans Pre-sold-titles porte ainsi le spectateur à mettre en jeu son horizon d’attente au cinéma, au niveau de l’histoire qu’il entend suivre à l’écran ou du plaisir qu’il y éprouve communément.

Si Emmanuelle Nègre déconstruit la relation que nous entretenons avec les fictions dominantes, ce n’est pas pour reconduire l’opposition ruineuse entre un art des images dont les chefs-d’œuvre du cinéma font partie et un ensemble d’images divertissantes destinées à un public présumé non-savant. Il n’y a pas de hiérarchie de valeurs, mais seulement une volonté d’examiner l’emprise que l’image animée engendre dans nos vies quotidiennes : comment les films nous transpercent émotionnellement, et comment ils accompagnent nos existences par-delà le temps de la projection en salle. En ce sens, Remake est une installation significative qui mêle sur un écran multi-directionnel le Psychose original de Hitchcock (1960) et sa reprise, plan par plan, entreprise vingt-huit ans plus tard par Gus Van Sant. Remake n’est pas une analyse supplémentaire de la place du film de Hitchcock dans le monde de l’art contemporain. Si le travail d’Emmanuelle Nègre est destiné au musée, elle investit toutefois pleinement l’expérience cinématographique de l’œuvre hitchcockienne, l’une des plus suggestives de l’histoire du cinéma, celle qui dessine, comme l’avait entrevu Jean-Luc Godard, un « contrôle de l’univers », c’est-à-dire une capture sans précédent des émotions du spectacteur. C’est ce même effet presque hypnotique que Gus Van Sant a voulu à son tour mettre en scène dans son remake. Emmanuelle Nègre crée de la combinaison entre les deux films une troisième scène d’investigation, qu’elle décrit en mobilisant une terminologie rigoureuse du cinéma : les deux Psychose fonctionnent respectivement, et alternativement, comme le « champ » et le « contre-champ » de la vision du spectateur, dont les déplacements dans l’espace favorisent de ce fait un montage mental. Ce spectateur-visiteur rencontre alors le problème si singulier de savoir ce qu’est la reprise d’un film dans un autre, comme le type de récit qui en découle pour lui.

Ce problème du remake, ou plus exactement du re-montage, parcourt d’ailleurs de nombreux pans du travail d’Emmanuelle Nègre. Avec, très souvent, l’esquisse d’une fiction qui émane de la juxtaposition d’images, sans que cette juxtaposition soit vouée à raconter une histoire en particulier, surtout quand ces images proviennent d’un ensemble de films dont la source n’est pas donnée. Exemplaire nous paraît en ce sens 1448 (2016), œuvre composée de 1448 photogrammes que l’artiste a extraits de chutes de films muets en 35 mm trouvées dans une boîte vendue sur internet. Le montage, malgré son apparent désordre que provoque un rythme d’enchaînement très rapide, laisse néanmoins apparaître un ordonnancement raisonné où ce sont les similitudes entre les récits qui deviennent progressivement saillantes. En témoignent les regroupements thématiques d’images d’automobiles, de façades d’immeubles, de personnages au téléphone, de couples qui s’embrassent, d’animaux divers, d’aéroplanes, etc. Comme si Emmanuelle Nègre avait cherché à isoler, avec en fond la musique lancinante de Paul Blackburn, les atomes de fiction qui font le cinéma de mille et une façons. C’est sans doute là l’une des hantises de son œuvre qui traverse ses travaux dans leur très grande variété : que les images proviennent d’un cinéma en apparence expérimental (A Stone On The Railway, 2008), qu’elles soient presque abstraites (Pellicule, 2009), qu’elles émanent d’archives de famille (Seaside, 2018) ou encore qu’elles rejouent un film pratiquement impossible à raconter (2001, l’Odyssée de l’espace de Kubrick, repris dans Slit Cam, 2016), il s’agit à chaque fois d’accompagner leurs potentialités narratives, quelles qu’elles soient, et de le faire dans un monde où nous pensions être saturés d’histoire, mais dont nous découvrons avec Emmanuelle Nègre qu’il n’y en a en réalité jamais assez.


LA FONCTION MAGIQUE DE L’OEIL

BÉNÉDICTE LE PIMPEC 2010

 

“La première image dont il m’a parlé, c’est celle de trois enfants sur une route en Islande en 1965’’. Sans soleil, Chris Marker, 1982.
La première image dont elle m’a parlée, c’est celle du soleil de minuit, enchâssé dans sa memoire après un voyage au pôle. Tel Sandor Krasna, le caméraman de Sans soleil, Emmanuelle Nègre explore le monde à la recherche d’images, afin de retrouver des paysages vus quelque part au fond d’une caisse de diapositives ou sur de vieilles bobines de films. Il ne s’agit pas ici de reconstituer les souvenirs ou phénomènes observés lors de ses voyages, mais plutôt de les convoquer, de se remémorer des fragments. Elle agit comme un destructeur pour mieux recomposer, s’interrogeant sur les procédés du cinéma allant du panorama à la super 8 en passant par le flipbook. Elle accélère ou arrête le défilement des images pour s’en saisir, pour ré-expérimenter manuellement, inventant tel un scientifique amateur fou, de nouveaux procédés perturbant l’équilibre du visible à l’invisible.

Cette fascination pour l’image que transporte Emmanuelle Nègre dans toutes ses pièces, s’effectue le plus souvent par le biais d’une machine. Cette dernière ne procède non pas comme moyen de reproduction mais comme déformation de l’image, remise en cause d’une forme qui devient unique sous le traitement de l’artiste. Répétant inlassablement le même mouvement, la machine folle présentée ici profite de notre persistance rétinienne pour nous administrer ses multiples flashs, nous imprimer ses projections. Vidée à l’extrême de tout ce qui apparaît comme la traduction du visible, l’installation nous renvoie une image saturée, ruinée. Il ne nous reste plus qu’un dispositif, cassant radicalement avec le sublime de son inspiration première, créant une évocation mécanique invraisemblable, rompant par là même avec la notion de décorum, et nous impliquant sans doute trop dans l’expérience pour pouvoir nous faire voir au delà de la mise en scène.

 

TEMPS DE POSE

JESSICA MACOR 2018

Combien de temps faut-il pour assister à l’apparition d’une image ? 
Les œuvres proposées dans Temps de pose, première exposition personnelle parisienne de l’artiste niçoise Emmanuelle Nègre, interrogent la photosensibilité des supports et des différentes temporalités des techniques de développement artisanal.
En s’intéressant à certains procédés considérés comme désuètes, tels que le rayogramme, l’anthotype, le cyanotype ou l’hologramme, ou alors en expérimentant avec le phénomène de la persistance rétinienne, au principe de la perception du mouvement dans le cinéma, la sélection de travaux exposés pour l’occasion à The Film Gallery questionne la notion de temps comme condition nécessaire à l’apparition des images.
Si la production de l’artiste portait jusque là principalement sur la recherche et la création de différents dispositifs de projection, ces nouvelles œuvres créés pour cette exposition   proposent une réflexion autour de la matérialité : les substances révélatrices de l’image sont à la fois l’outil de travail et le sujet représenté, tels que les graines de café dans les rayogrammes dévéloppés au cafénol, ou alors les cristaux de citrate d’ammonium ferrique et de ferricyanure de potassium dans les cyanotypes, et encore le coucher du soleil issu du film Le Rayon vert d’Eric Rohmer est là pour rappeler le temps d’exposition au soleil nécessaire à l’apparition de l’image anthotypique. Le temps, la lumière, la substance révélatrice : ce sont les ingrédients essentiels au surgissement de l’image photographique.

 

LUX ET NOX AU CINÉMA

PAULINE THYSS 2015

Emmanuelle Nègre travaille autour du cinématographe pour ce qu’il produit comme travail de fiction mais également – et surtout – pour ses propriétés d’image lumineuse en mouvement.
La question du format (numérique, analogique), du support de diffusion (projection, écran, tablette), les expérimentations liées au procédé filmique (trucages, transferts, inversions) ainsi que les phénomènes optiques (interférences, diffractions, polarisations) alimentent son processus plastique. En décortiquant ces procédés, elle problématise une phénoménologie de l’image filmique et construit son propre laboratoire poétique.
Certaines de ses oeuvres manipulent des classiques hollywoodiens (Dracula, Psycho, The Shining) qui, d’une manière ou d’une autre, questionnent leur genre et le cinéma dans son ensemble. Si Emmanuelle Nègre affectionne ces films, elle les sélectionne parce qu’ils lui permettent, de par leurs caractéristiques mêmes, de formaliser ses propres problématiques. Par exemple dans son oeuvre Remake (2013), elle superpose les deux versions du film Psycho (Hitchcock – 1960 et Van Sant – 1998) et met en évidence leur similitude – Van Sant ayant repris, sous forme d’hommage, l’oeuvre d’Hitchcock plans par plans.
Par une double-projection simultanée, elle donne naissance à un nouveau film, expérimental, dans lequel se croisent les images en noir et blanc et en couleur ainsi que les bandes sonores. Contrairement à une diffusion au cinéma, pour laquelle le point de vue est toujours fixe, cette installation ne prend pleinement sens qu’en fonction du déplacement du spectateur. Son propre espace devient ainsi partie intégrante et active de l’espace filmique.
D’autres systèmes sont utilisés pour distordre ces films emblématiques, et proposent à chaque fois une nouvelle relecture : The Shining, montré sur un thaumatrope, peut être vu tout à la fois à l’endroit et à rebours ; l’image de Dracula apparaît et disparaît entre un téléviseur et une projection… La trame narrative, brouillée par ces manipulations, s’éloigne pour ne plus être qu’une évocation, une réminiscence toutefois fondamentale.
Ainsi, l’artiste se détache du récit fictionnel pour laisser place à une narration plastique mettant en valeur les qualités optiques et visuelles du cinéma : le film devient matière et se déforme au gré de ses intentions. Mais les influences d’Emmanuelle Nègre se situent bien plus dans le champ du cinéma expérimental et avant-gardiste que dans les productions standardisées d’Hollywood : Man Ray, Cocteau, Tarkovsky, Clouzot, Kubrick ou bien encore Deren et Brakhage nourrissent et questionnent son rapport à la spécificité cinématographique.
Sa pratique s’inscrirait donc dans la famille du « cinéma élargi » (ou cinéma éclaté, expanded), qui, considérant ce médium comme une pratique inter-médiatique, cherche à abolir les règles et les normes du discours cinématographique classique tout en interrogeant les conditions de possibilité de son expérience même.
Certaines des oeuvres d’Emmanuelle Nègre évacuent tout récit et s’échappent de l’espace de l’écran : Ventilateur (2012) montre la transformation d’une projection blanche en une gamme de couleurs lors de son contact avec le mouvement des pales d’un ventilateur ; Séparateur optique (2015) fait passer une image en noir et blanc par un jeu de miroirs et de filtres pour la restituer projetée, décomposée et colorée. Ici les limites formelles de l’espace cinématographique sont transgressées : par un jeu d’éclatement de la projection dans l’espace, Emmanuelle Nègre nous plonge dans une obscurité animée par des installations lumineuses et mouvantes dans lesquelles nous déambulons, nous proposant ainsi une expérience primale et essentielle du cinématographe en tant qu’« art de la lumière (entendu comme medium temporel), travaillant dès lors la lumière comme question : en interrogeant le transport de l’image, ou en variant les modalités de la projection elle-même. »

TEXTESemmanuelle